Celui qu’on trouve n’est pas toujours exactement un double. Mais il peut faire l’affaire. Elle aussi.

11. TOUCHER UN COMYN

d’Andrew Rey

 

 

« Bête comme un Ktoller » – proverbe galactique.

« Dingue comme un Ktoller » – variante ténébrane.

 

– Au diable ce compresseur !

Mellis, le nouveau technicien, fit un bond de côté comme la pompe volait à travers l’atelier de réparations de l’astronef. En état de choc, il regarda la pompe filer sur le béton avant de s’arrêter environ vingt mètres plus loin.

– C’est le bouquet ! gueula Mellis dans l’écoutille. Rakk, si tu veux quelqu’un pour t’aider, prends un de ces imbéciles d’indigènes ténébrans. Tu es un danger public.

– Va donc te taire voir par un Ronga, lui répondit une voix venant de l’écoutille.

Mellis s’approcha d’un pas rageur d’un autre technicien qui remplaçait l’électronique d’un moteur.

– Cette dingue de Ktoller ! Un jour, elle va tuer quelqu’un… et qu’est-ce qui te fait rigoler comme ça, Davia ? demanda-t-il, acide.

– On se demandait combien de temps tu mettrais à réaliser que c’est malsain de travailler avec Rakk, dit Davia. Tu as tenu le coup plus longtemps que les autres.

– Qu’est-ce qu’elle a ?

– Oh, Rakk a toujours été soupe au lait. Elle a commencé à se bagarrer dès son arrivée ici. Mais depuis qu’elle s’est fait battre par un indigène il y a un mois, son humeur est plus surchauffée qu’un pot d’échappement. Personnellement, je crois qu’elle a peur de retourner en ville et qu’elle souffre de claustrophobie. Les indigènes sont trop forts pour elle.

– Tu me battras au bras de fer avant que j’aie peur de ces gringalets d’indigènes, dit Rakk.

Bouche bée, Mellis regarda la géante musclée saisir Davia au collet et le soulever du sol. Aucun effort ne se voyait sur son visage rond, et elle respirait calmement par son nez épaté. Ses petits seins ne se soulevaient même pas.

– Et maintenant, Davia, si tu t’occupais de tes oignons pour changer ?

Davia parvint à émettre un « oui » étranglé.

– Parfait, dit Rakk en le lâchant. Il faut que j’aille chercher un nouveau compresseur au magasin. Vous pouvez empêcher le vaisseau de se désintégrer pendant mon absence ?

Sans attendre la réponse, elle monta dans un véhicule terrestre et fila de l’autre côté de l’astroport.

Tout en conduisant la petite voiture, Rakk remarqua qu’elle tordait lentement le volant. Calme-toi, Rakk, se dit-elle, contournant le bâtiment administratif. Ces poivrots parlent juste parce qu’ils ont peur que leurs mâchoires rouillent en position fermée. Ils ne savent pas ce qui s’est passé et ils s’en tamponnent. Ils…

Dans son esprit fulgura l’image d’un rouquin assis à une table grossièrement équarrie, avec un pichet de bière glissant lentement vers lui.

Dans des hurlements de pneus, Rakk vira soudain sur sa gauche, filant entre deux bâtiments. Et d’ailleurs, pourquoi est-ce que je suis tout le temps obligée de contourner ces saloperies de bâtisses ? Si les architectes ont été trop bêtes pour prévoir une route entre eux… pensa-t-elle, manœuvrant dans l’allée piétonnière sinueuse.

Quand elle émergea sur la place centrale, Rakk jeta un coup d’œil vers les grilles principales. Deux gardes de la sécurité, en uniforme noir, la lorgnaient déjà. Bah, qui se soucie des réprimandes de toute façon ? se dit-elle, ramenant son regard sur la place. Elle cherchait une allée de sortie quand elle remarqua un rouquin qui se dirigeait vers les grilles.

Rakk freina sur place. Je reconnaîtrais cette tête nimporte où, se dit-elle. Elle sauta à bas de la voiture, et, un sourire jusqu’aux oreilles, cria :

– Sean !

L’homme, apparemment perdu dans ses pensées, ne se retourna pas.

– Hé, Sean, répéta Rakk courant vers lui, pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais là ?

Rakk saisit l’homme par l’épaule.

– Sean…

Avec un cri de surprise, l’homme pivota vers elle, l’épée à demi dégainée. Le long visage étroit exprimait colère et étonnement – mais c’était un visage que Rakk ne reconnut pas.

Elle mit quelques instants à retrouver ses esprits.

– Hé, je m’excuse, commença-t-elle. Je t’avais pris…

– Vai dom, tout va bien ?

Un autre rouquin, mais en uniforme de la Fédération, s’interposa entre Rakk et l’homme.

– Tout va bien, dit le Ténébran, rengainant son épée. Elle m’a surpris, c’est tout.

– Je suis absolument désolé, Seigneur Gabriel. Je n’aurais pas dû te quitter un seul instant. Certains membres de notre personnel ne sont pas familiers des coutumes ténébranes.

– Ce n’est rien, dit Gabriel, reprenant contenance et se tournant vers les grilles.

L’homme de la Fédération le suivit, mais avant, il s’adressa à Rakk.

– Je te retrouve pièce 127 du bâtiment de la Sécurité dans dix minutes.

Avant que Rakk ait pu répondre, l’homme lui tourna le dos pour accompagner le Seigneur Gabriel.

 

Tranquillement assise dans le bureau, Rakk tordait lentement un crayon métallique dans sa main. Elle essayait de le redresser quand le fonctionnaire rouquin rentra.

– Reste assise, dit-il, s’installant derrière son bureau. Je suis Peter Haldane, chef des relations avec Ténébreuse. Et tu es ?

– Rakkaloaliquadarose Olbidavaroulacu, Mécanicienne Première Classe. Mais en général, les gens m’appellent Rakk.

– Je vois, dit Peter, se penchant vers elle sur son bureau. Je ne vais pas te demander ce que tu faisais en voiture sur la place. Ce n’est pas mon département, et en fait, ça ne m’intéresse pas. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi tu as saisi le Seigneur Gabriel par l’épaule.

– J’ai cru le reconnaître, dit Rakk.

– Ah oui ? Tu connais beaucoup de Ténébrans roux ?

Rakk le regarda, ahurie.

– Passons, dit Peter, écartant la question d’un geste désinvolte. La personne que tu as empoignée est un Comyn – l’un des dirigeants de cette planète. Maintenant, comme tu devrais le savoir par les conférences d’orientation, il y a certaines coutumes concernant ces dirigeants. L’une est qu’on ne les aborde pas comme ça pour bavarder ; ils doivent d’abord te reconnaître. La seconde est qu’on ne touche pas un Comyn. Pour une raison mal éclaircie, ils trouvent souvent pénible de toucher la peau d’une autre personne.

Rakk se renversa sur son siège.

– Vraiment ? Et où as-tu trouvé cette information ? Dans le Guide du Voyage Galactique, de Fordi ?

Un éclair fulgura dans les yeux de Peter, mais il parla avec calme.

– Dans cette base, je suis l’expert en culture ténébrane, et j’ai consacré ma carrière à l’étude de leur société. Et la première chose qu’apprend un enfant ténébran, c’est qu’il ne doit jamais déranger, et ne jamais toucher un Comyn.

– Tu en es sûr ? demanda Rakk. Je suis souvent allée dans la Cité du Commerce, et j’ai parlé et même touché…

Peter abattit sa main sur le bureau.

– J’ai vécu avec des Comyn pendant six mois, et je sais ce que je dis ! Personne, pas même leurs serviteurs, ne les touche. Les Comyn se touchent rarement entre eux, et toujours légèrement et brièvement. Pour eux, c’est un acte aussi intime que… que le sexe pour nous.

– Tu plaisantes ! dit Rakk, incrédule.

– Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ? demanda Peter, rapprochant son visage congestionné de celui de Rakk.

– Non, murmura-t-elle.

– Parfait, dit Peter, se redressant et rabattant ses cheveux en arrière. Cet incident était potentiellement beaucoup plus grave qu’il n’y paraît. Mais comme le Seigneur Gabriel a décidé de ne pas donner suite, je ne le retiendrai pas contre toi, si tu promets de ne pas recommencer cet esclandre, et de rappeler aux autres travailleurs qu’ils ne doivent pas parler à, ni toucher, un Comyn. Disons tous les Ténébrans roux pour plus de sûreté. Sommes-nous bien d’accord ?

– Oui, bien sûr, dit Rakk, le regard vague comme si elle avait les idées ailleurs.

– Très bien. Merci d’être venue.

Peter se leva, lui signifiant son congé.

Une fois dehors, Rakk s’appuya contre le mur, les paroles de Peter résonnant dans sa tête. Pour eux, c’est un acte aussi intime que le sexe pour nous

– Sean ! Oh, mon Dieu, Sean ! murmura-t-elle.

 

Quelques jours plus tard, Rakk s’assit dans un bar de la Cité au Commerce. Elle allait commander un autre verre quand elle réalisa que ce serait le cinquième. Bon sang, je ne voulais qu’en boire un pour me donner du courage. D’accord’, deux peut-être. Mais quatre ? Je suis plus brave que ça. De plus, je crois que j’ai perdu l’habitude, pensa-t-elle, comme la chaise voisine de la sienne vacillait sous une brise inexistante. Je n’ai pas bu un verre depuis le soir où j’ai rencontré Sean.

Oh, Sean…, gémit-elle à ce souvenir.

 

Elle se souvint qu’elle venait aussi de vider sa quatrième chope le soir où elle avait rencontré Sean. La journée avait été dure, à travailler sur deux astronefs en escale, à trouver les pièces raisonnablement vite, et à boxer la mâchoire de son chef parce qu’il s’était mis à lui crier dessus pour une raison ou une autre. Ce n’était pas mon jour, pensa-t-elle. Et maintenant, c’est la nuit et Chucky aura sans doute oublié l’incident d’ici le matin. Enfin, si je ne lui ai pas cassé la mâchoire, mais je n’en ai vraiment pas eu l’impression.

Elle vida sa chope et en commanda une autre, cherchant du regard quelqu’un qui pourrait lui fournir quelque divertissement physique. Jusque-là, elle n’avait pas eu de chance. Elle n’avait vu que des gens de taille normale, blottis par petits groupes autour de chandelles, ou des solitaires se dissimulant dans l’ombre. Juste des Terriens normaux, pensa-t-elle. On en bouscule un, et il s’effondre tout de suite. Ce n’est pas drôle.

Elle tendit la main vers sa chope, et s’aperçut qu’elle n’était plus là. Contrariée, elle leva les yeux et la vit, à moitié pleine, posée sous le robinet fermé du tonneau. Le barman était à plat ventre, s’affairant servilement autour d’un jeune rouquin en train de s’asseoir.

– En quoi puis-je te servir, vai dom ? demanda le barman.

– Hé, toi là-bas, et mon firi ? cria Rakk.

Le barman sursauta.

– Un moment, mestra, je t’en prie, dit-il, se retournant vers le nouveau venu.

Rakk sentit un frisson lui hérisser les poils de la nuque.

– Ma chope, jeune homme ! répéta-t-elle.

Le barman regarda ostensiblement derrière elle. Rakk se retourna et vit le videur émerger des ombres à l’autre bout de la salle. Il était balèze – deux mètres de muscles et de cheveux blonds. Rakk sourit. Exactement ma taille et mon poids. Ça promet du plaisir, pensa-t-elle. Mais ce sera encore mieux après quelques verres de plus. Elle se détourna et s’efforça de se calmer.

Le temps que le barman serve le jeune homme et lui apporte sa chope, Rakk avait retrouvé le sourire. Elle avait trouvé un meilleur plan. Elle avala une rasade pour se porter chance, et alla à la table du rouquin.

Il buvait à longs traits quand Rakk s’assit en face de lui. A peine plus de vingt ans, il avait le nez fin et les lèvres minces. Il portait une cape magnifiquement brodée et un sachet autour du cou dont Rakk supputa que c’était sa bourse. Rakk remarqua qu’il l’observait par-dessus le rebord de sa chope, ses yeux verts se dilatant légèrement. Qu’il regarde à son aise, se dit-elle. Qu’il voie un peu à quoi ressemble une femme originaire d’une planète à forte gravité.

L’homme posa sa chope, se lécha les lèvres.

– A la magie, dit-il, levant son verre.

Rakk but avec lui, puis dit avec conviction :

– La magie, ça n’existe pas.

Il sourit.

– Je ne parlais pas de la magie des Terranans, dit-il, l’élocution un peu embarrassée. Je parlais des matrices et des Tours, de la magie ténébrane. Elle est puissante, tu ne savais pas ?

Rakk nota une nuance d’irritation dans ces derniers mots.

– La magie, c’est soit un attrape-nigaud pour des gens encore plus nigauds, soit la science que les ignorants ne comprennent pas, dit Rakk. Vous autres arriérés, vous croyez que tout ce que vous ne comprenez pas est surnaturel. Moi, je travaille avec les propulsions stellaires, les banques de données, les systèmes de pilotage. Ils font des choses étonnantes, comme filer d’un point à un autre à des vitesses supérieures à celle de la lumière. Ça peut paraître magique, mais tout est expliqué dans le manuel. Maintenant, si on demande à un gosse de cinq ans d’un monde réel comme Ktoll d’examiner ta « magie », il trouvera comment elle fonctionne en cinq minutes, et pourra l’améliorer dans la semaine.

Les yeux de l’homme lancèrent des éclairs, et Rakk sut qu’elle avait fait mouche.

– Tu es stupide, arrogante, et tu ne sais pas un reich de ce dont tu parles, rétorqua-t-il.

Rakk ne parlait pas couramment la langue locale, mais partout où elle passait, elle avait toujours mis son point d’honneur à apprendre les jurons en priorité. Elle contra donc par un dicton cahuenga donnant à entendre que sa tignasse carotte provenait d’une union contre-nature entre sa grand-mère et un étalon roux.

Il se leva d’un bond, dépliant près de deux mètres de muscles fermes. On va rigoler, se dit Rakk.

Il révéla en même temps plus d’un mètre d’acier luisant pendu à sa ceinture. Comme l’escrime n’était pas son fort, même en supposant qu’elle ait eu une épée, Rakk décida que le mieux était de prendre l’initiative. Elle renversa la table sur lui.

Il fit un saut en arrière, glissa sur la bière renversée mais reprit instantanément son équilibre. Rakk eut un grand sourire. Rapide, agilece sera une bonne bagarre. Puis le barman cria quelque chose, et le rouquin plongea sur elle, poings en avant.

Après ça, les souvenirs de Rakk devinrent confus. Elle se rappelait avoir encaissé quelques solides punchs du rouquin, tout en n’en plaçant qu’un ou deux elle-même. Elle se rappelait avoir été frappée à la tempe avec un pichet, et s’être débarrassée du videur qui tentait de immobiliser par un Nelson. Finalement, elle se rappelait avoir roulé dans la boue de la rue. Se relevant sur un bras, elle lança quelques jurons bon enfant au videur, qui s’éloignait en boitillant avec le barman. Puis elle regarda autour d’elle, et vit le jeune homme affalé dans la boue à côté d’elle. Il essayait d’opérer un rétablissement, sans beaucoup de résultat. Rakk se releva et le remit sur pied d’une seule main.

– Petit, c’est une des meilleures bagarres à laquelle j’ai eu le plaisir de participer ! dit-elle.

Le jeune homme regardait au loin, le regard absent, puis ramena lentement ses yeux sur elle.

– Tu sais que tu ne devrais pas laisser les videurs te jeter comme ça contre les murs, reprit-elle, lui époussetant sa chemise du mieux qu’elle put. Dis donc, tu as vu l’idiot qui n’arrêtait pas de me bombarder avec des chopes ? Chaque fois que je regardais, il n’y avait personne. Il devait être rapide comme l’éclair.

– C’était moi, dit-il.

– Quoi ? s’écria-t-elle, se demandant avec quelle force il avait percuté le mur.

– Moi, moi, répéta-t-il. Je suis… mon nom est Sean…

– Enchantée, dit Rakk. Moi, c’est Rakk, de la planète Ktoll… ah ouais, je me rappelle cet endroit, ajouta-t-elle comme ils arrivaient à la taverne. Je ne m’en suis pas fait éjecter depuis au moins, euh, trois semaines. Sans doute qu’ils ne se souviennent même pas de moi.

Sean eut un sourire en coin, et se palpa délicatement la joue.

– Moi, je crois que je me souviendrai de toi longtemps, mestra.

A la porte, Sean hésita, rajusta sa cape et son col, puis lui offrit son bras.

– Nous entrons, mestra ?

Elle accepta fièrement son bras, et, ensemble, se soutenant l’un l’autre, ils franchirent le seuil en chancelant.

Il semblait à Rakk qu’ils avaient passé des heures dans cette taverne, affalés devant une grande table de chêne, à boire du firi, et à échanger des histoires, des chansons et des poèmes. Elle apprit que Sean adorait la poésie, de toutes les parties de la galaxie. Surtout la poésie terrienne, quand il pouvait s’en procurer. Elle se rappelait qu’il lui avait récité plusieurs poèmes, dont l’un se terminait par : « … nus et stériles, les sables solitaires s’étirent… au loin… à l’infini. »

Avec un sourire heureux, Sean se pencha sur la table. Rakk sourit aussi. Il était parvenu à terminer sa récitation sans oublier plus de trois vers et en ne recommençant que deux fois.

– C’était super, dit Rakk, s’efforçant de se rappeler ce qu’il venait de dire. C’était de qui ? Toujours de ce Shakespeare ?

– Percy Bysshe Shelley, dit Sean, articulant chaque mot comme quelque nom sacré. N’autre barde terrien. Un des phares de l’histoire humaine.

Il voulut montrer un phare, mais sa main accrocha un pichet sur la table et le fit tomber par terre. Rakk décida que les lumières de Sean étaient près de s’éteindre, et écarta discrètement l’autre pichet encore à moitié plein.

– Dis-moi, Rakk, pourquoi te bats-tu tellement ?

La question la prit au dépourvu.

– Ben, je ne sais pas, Sean. Sans doute parce que je m’y connais, comme pour la boisson et la réparation des vaisseaux. Et je dois aussi avoir mauvais caractère, je suppose.

– Je te crois sur parole, dit-il, palpant son œil poché.

– Quand les gens me regardent d’un air suffisant derrière mon dos, ça me met dans une de ces colères ! Ou quand ils m’ignorent, ou me jugent sans me connaître. Bon sang, ils croient tous que les Ktollers sont idiots parce qu’ils sont très grands. Même mes professeurs pensaient comme ça à l’école – ils me notaient plus sévèrement que les autres. Maintenant, je peux régler en moins de deux un problème devant lequel les ingénieurs du vaisseau ont séché pendant des semaines. Mais est-ce qu’on me respecte pour ça ? Tu parles ! Alors, quand je vois un idiot qui se paie ma tête, j’attire son attention et je lui fais comprendre que ce n’est pas dans son intérêt de penser ça. Et ça marche.

– Je n’en doute pas, dit Sean. Mais pourquoi m’attaquer, moi ? Je n’ai rien fait de pareil.

– Oh, je me suis dit que tu étais une grosse légume du coin qui frimait. Je me suis dit que je rendrais service à la communauté en te faisant descendre de ton orbite. Je crois que je me suis trompée. Tu ne m’en veux pas, hein, Sean ?

– Non, non, plus maintenant. Tu n’as été guère pire que mon maître d’armes. De plus, sans ça, je ne t’aurais pas connue. Tu me plais. Tu es l’une des rares à me traiter en homme, et pas uniquement en Comyn. C’est sans doute pour ça que je continue à fréquenter ces bars de la Cité du Commerce, pour rencontrer des gens comme toi – même si ça me vaut quelques bleus de temps en temps.

– Ah, Sean, tu es un chou !

Elle se pencha vers lui et le baisa au front.

Il recula, stupéfait, puis il sourit.

– Ah, il faut fêter ça d’une autre tournée, mestra, dit-il, tendant la main vers le pichet.

– Non, dit Rakk, éloignant le cruchon. Tu as assez bu, mon ami.

Sean était affalé sur la table en direction du pichet.

– Robert Browning, c’était aussi un grand poète de l’ancien temps. Il a dit : « la portée de la main doit dépasser l’envergure de l’homme, sinon… sinon… ».

– Sinon, il est temps de rentrer à la maison, Red, dit Rakk, rapprochant d’elle le cruchon.

– « Sinon… ». Ah, j’y suis : « … sinon à quoi servirait le ciel ? », dit-il fièrement, lorgnant le pichet.

Le pichet frémit. Sous les yeux de Rakk, il glissa de ses mains, traversant la table a petites secousses. Sean le fixait, l’air concentré et prédateur. Soudain, le pichet glissa et sauta dans les mains de Sean.

Tandis que Sean le contemplait, Rakk se leva lentement. Une décharge d’adrénaline l’avait brusquement dessaoulée. Elle se dirigea vers la porte d’un pas lent et ferme. Sean leva le pichet à deux mains et, tentant de boire une rasade, se le renversa sur la tête. Rakk se glissa dehors et s’enfuit en courant.

Elle ne s’arrêta pas avant d’arriver au Quartier Général Terrien. Après ça, elle se souvint seulement qu’elle était rentrée en trébuchant à la caserne, avait vomi dans la salle de bains et s’était effondrée sur son lit. Elle s’était blottie sous les couvertures comme une petite fille.

 

Rakk lampa une rasade de son cinquième firi, qu’elle avait commandé pendant qu’elle passait ses souvenirs en revue.

– Les pichets ne volent pas, même quand on est ivre mort, marmonna-t-elle. Enfin, ça n’a plus d’importance maintenant.

Elle appela le barman.

– Dis donc, tu te souviens de ce rouquin qui était là la dernière fois que je suis venue ? Tu sais, le vaidom ?

Le barman écarquilla les yeux en entendant le titre.

– Tu sais où il habite ?

– Si tu ne le sais pas, c’est que tu n’as pas besoin de le savoir, dit le barman en s’éloignant.

Rakk lança la main et le saisit par le poignet.

– Je t’ai posé une question, lui rappela-t-elle, en serrant.

Le barman grimaça et regarda sur sa gauche. Le videur blond se leva à l’autre bout de la salle.

Sans le lâcher, Rakk se leva aussi, envoyant valser son banc. Le videur hésita, regarda tour à tour Rakk et le barman, puis se dirigea vers les toilettes.

Rakk se retourna vers le barman, tout sourires.

– Il se rappelle ma dernière visite, ce qui signifie que toi aussi. Maintenant, où est-ce que je peux trouver Sean ?

Sur le visage du barman, la peur le disputait à l’hésitation. Finalement, il dit :

– Au Château Comyn.

– Je suis bien avancée. Comment j’y vais ?

– Suis la route jusque de l’autre côté de la vallée.

 

Le chemin était long jusqu’au Château, mais il faisait frais et Rakk se sentait bien dans sa peau. Elle avait traversé rapidement Thendara, admirant les étranges rues pavées, les rustiques échoppes et maisons de bois, l’antique muraille de pierre entourant la ville, qu’elle n’eut aucun mal à sauter, et l’air délicieusement ahuri de certains Ténébrans qui pensaient manifestement qu’elle n’était pas à sa place. De sorte que, quand elle aborda les gardes du château, elle décida d’être polie.

– Salut, dit-elle, levant un bras amical. Je viens pour bavarder avec Sean – c’est un de vos seigneurs Comyn. Vous pouvez aller lui dire que Rakk est là ? J’attendrai dehors si vous voulez. Je ne veux déranger personne.

Les deux jeunes gardes en uniforme vert se regardèrent, échangèrent quelques mots dans un dialecte que Rakk ne reconnut pas. Puis l’un d’eux se tourna vers elle et dit :

– Terranan, tu es en dehors de la Zone Terrienne et par conséquent en état d’arrestation.

– Pas si vite, dit-elle. Ne compliquons pas les choses. Je veux juste parler à Sean. Transmettez-lui mon message ; il comprendra.

– Nous n’allons pas déranger un Comyn pour un message d’une grazalis Terranan, dit le garde. Suis-nous.

Le garde dégaina son épée et lui montra l’entrée de la caserne.

Rakk recula, sentant que la moutarde lui montait au nez rapidement.

– Ecoutez, transmettez juste mon message à Sean, voulez-vous ? Il comprendra.

– Circule !

Rakk banda ses muscles, prête à lui arracher son épée. Puis elle se détendit soudain et dit en souriant :

– D’accord, mais laisse-moi d’abord renouer mes lacets.

Elle s’accroupit et se mit à tripoter ses chaussures.

Le garde abaissa son épée et regarda son partenaire, perplexe. Rakk les ignora. Finalement, il la piqua de la pointe de son épée.

– J’ai dit, circule, Terranan !

Rakk sauta par-dessus les têtes des deux gardes ahuris. Elle atterrit en roulé-boulé, se releva dans le mouvement, et courut vers la grande porte. Après un moment de confusion, les deux gardes se lancèrent à sa poursuite en hurlant. Rakk franchit les grilles en courant, entra en collision avec un autre garde qui partit en vol plané.

Rakk embrassa du regard la cour d’honneur au château, avec les écuries d’un côté et une pile de planches de l’autre. Juste en face de la grille, un large escalier menant à une solide porte de chêne à double battant. Encadrant la porte, deux gardes qui commençaient à courir à sa rencontre.

– Sean ! tonitrua Rakk, tout en sprintant vers les planches. Sean, je veux te parler !

Elle atteignit le tas de bois et saisit une grosse poutre. La balançant d’une seule main, elle tint les cinq gardes en respect.

– Sean ! Entends-moi je t’en prie !

Sa voix se répercuta en écho sur les murs de pierre. Sur sa droite, un garde tenta de parer son coup de poutre de son épée, qui s’envola de sa main.

Puis les deux gardes du milieu se ruèrent vers elle. Rakk frappa le bras droit de l’un d’eux, entendit l’os qui craquait, mais n’eut pas le temps d’arrêter l’autre. Lâchant son arme improvisée, elle fila entre le garde désarmé et le garde blessé, et s’élança vers la porte du château.

– Sean, ça devient très malsain ici ! Tu ferais bien de me répondre !

A une fenêtre du haut, Rakk aperçut une lueur bleue, comme une lumière se reflétant dans du verre, et elle pensa un instant que c’était peut-être Sean. L’instant suivant, elle sentit une présence dans son crâne.

– Sean ! cria-t-elle une dernière fois, avant de s’effondrer, portant ses deux mains à sa tête.

 

Le lendemain matin, Rakk entra dans le bureau du coordinateur, toujours souffrant de sa migraine malgré les cachets que les toubibs lui avaient donnés. Elle s’était réveillée à l’hôpital terrien, sans aucune idée sur la façon dont elle y était arrivée.

Montgomery, le coordinateur de Ténébreuse, leva les yeux du rapport qu’il feignait de lire.

– Alors, c’est toi, Rakk, dit-il.

– Oui, répondit Rakk, un peu assommée par les drogues.

– Et qu’est-ce qui t’a pris, bon Dieu ? hurla-t-il.

Rakk grimaça.

– Sortir de la Cité du Commerce, battre les indigènes, attaquer les gardes du Château Comyn, menacer l’un des Comyn…

– Je ne le menaçais pas, l’interrompit Rakk. Je voulais juste parler avec lui.

– Tu ne le menaçais pas, hein ? Comment peux-tu dire ça alors que tu as failli tuer l’un de ses gardes ?

– Ils ne voulaient pas me laisser passer pour le voir ! hurla-t-elle en réponse, puis elle gémit car ça lui fit mal à la tête. J’ai voulu parler avec eux, mais ils continuaient à me pointer leur épée dessus.

– Evidemment qu’ils voulaient t’empêcher d’arriver jusqu’à lui. Même moi, je ne peux pas aller au Château Comyn sans rendez-vous.

Montgomery se passa la main dans les cheveux en branlant du chef.

– J’ai de la chance que tu n’aies tué personne. Tu étais ivre, non ?

– Enfin… peut-être un peu…

– Tu étais ivre, affirma le coordinateur. Et d’abord, de quoi voulais-tu lui parler, bon sang ?

– C’est… personnel.

– Personnel ! Eh bien, ce ne l’est plus, personnel. As-tu idée de ce que tu as fait de nos rapports avec cette planète arriérée ? Dieu merci, la personne que tu recherchais était à la chasse à ce moment-là, et Dieu merci, le Seigneur Hastur a de la sympathie pour nous. Il a accepté d’ignorer cet incident moyennant quelques concessions. Bon sang, tu aurais pu renvoyer nos relations à dix ans en arrière !

Rakk le regarda, ahurie.

– Tu veux dire que Sean ne sait pas que je suis allée là-bas ?

– Bien sûr que non, et j’espère qu’il ne le saura jamais. En tout cas, ce n’est certainement pas toi qui le lui diras. Primo, les gardes du château ont ordre de t’arrêter immédiatement si tu te présentes. Personnellement, je m’étonne qu’ils t’aient ramenée ici. Et secundo, tu n’en auras pas l’occasion. A partir de maintenant, tu es assignée à résidence à la base, et si tu essayais d’en sortir, nos gardes ont ordre d’user de toute la force nécessaire pour t’en empêcher.

– Mais… dit Rakk, que la stupeur empêcha de continuer.

– Oh, ne prends pas cet air torturé, poursuivit Montgomery. Tu n’auras pas à souffrir longtemps. Parce que je viens aussi d’expédier une demande de transfert. Dans un mois, je ne t’aurai plus sur le dos et tu seras le problème d’un autre.

– Mais… mais… bredouilla Rakk.

– Remercie-moi de ne pas te coller sept blâmes et de ne pas te faire radier du Service, dit Montgomery. Tu m’as donné plus qu’assez de raisons de le faire. Maintenant, va-t’en ! Avec un peu de chance, c’est la dernière fois que je te vois avant ton embarquement !

Rakk se retourna sans un mot et sortit.

 

Dans la caserne des femmes, Rakk donna un coup de poing dans le mur, crevant facilement la mince plaque de bois recouvrant la laine isolante. Elle s’assit sur son lit et enfouit son visage dans ses mains.

Ane bâté, pensa-t-elle. Tu ne peux rien faire comme il faut, hein ? Même pas contacter un idiot sur une débile de planète arriérée. Tu n’es bonne à rien, pour toi et pour les autres. Bonne à rien.

Entendant la porte s’ouvrir, Rakk composa vivement son visage.

– Rakk ? entendit-elle appeler derrière elle.

– Oui, répondit-elle d’un ton bourru.

Un homme aux cheveux roux s’assit sur le lit en face du sien.

– Tu te souviens de moi ? C’est moi qui t’ai engueulée pour avoir touché le Seigneur Gabriel il y a quelque temps.

– Ah oui, M. Haldane, dit Rakk en lui serrant la main.

– Il paraît que le Vieux t’a réprimandée pour avoir essayé de voir un Comyn.

– Ouais.

– Engueulée sérieusement, non ?

– J’ai connu pire.

– J’en doute. Montgomery n’est pas bon à grand-chose, mais il sait comment engueuler le personnel. J’y suis passé plus d’une fois. Mais ce n’est pas pour te parler de ça que je suis venu. Ce que je voudrais savoir, c’est si tu connais Sean.

– Ouais, dit Rakk. On s’est connus dans un bar il y a deux mois.

Peter eut l’air étonné, mais ne dit rien. Il attendit qu’elle continue, mais elle se contenta de le regarder, sans aucune expression.

– Enfin, est-ce que tu le connais bien ?

– Non. On s’est juste vus ce soir-là.

– Alors, pourquoi est-ce que tu veux tellement lui parler ?

– C’est tellement bizarre d’avoir envie de parler à quelqu’un ?

Peter sembla mal à l’aise, puis reprit au bout d’un moment :

– Ecoute, je verrai sans doute Sean la semaine prochaine, alors, si tu as un message pour lui, je pourrai peut-être le lui transmettre.

– Tu pourrais faire en sorte que je le voie ? demanda Rakk, soudain enthousiasmée.

– Non ; ça, je ne peux pas, dit Peter. Quelques hauts fonctionnaires de la Fédération ont été invités au Château Comyn pour le Bal du Solstice d’Eté. Comme Sean fait partie des Comyn locaux, je devrais l’y voir. Je ne garantis même pas que j’aurai la possibilité de lui parler – il faudrait d’abord qu’il me reconnaisse, ce qui n’est pas certain. Pourtant, s’il me parle, je pourrai lui faire part de ton message. Mais quant à te faire inviter à la réception, n’y pense pas. Nous avons déjà de la chance d’être invités nous-mêmes.

Rakk resta un long moment immobile, plissant le front, les yeux perdus dans le vague. Elle dit finalement :

– Je ne crois pas pouvoir te confier mon message. C’est trop personnel. Il faut que je voie Sean moi-même.

Peter eut l’air déçu.

– J’en suis désolé, dit-il. Franchement, je crois que c’est la seule occasion que tu auras de lui faire passer un message, à moins qu’il ne te pousse des ailes pour voler jusqu’à lui.

Peter se leva pour partir.

– Convenons d’une chose – si tu arrives à trouver les mots pour t’exprimer, préviens-moi. D’accord ?

– D’accord, répondit-elle machinalement.

– Parfait. Je suis content de t’avoir vue, dit Peter, et il s’en alla.

Rakk s’allongea sur son lit, ferma les yeux, et s’efforça d’imaginer des moyens de tromper la vigilance des gardes. Elle pensa à revêtir un costume de femme indigène, puis elle considéra le nombre de femmes de deux mètres et cent trente kilos qu’il y avait sur Ténébreuse. Elle pensa à se déguiser en garde du château, puis elle se demanda comment elle pourrait franchir les grilles sans connaître le casta, le dialecte local. Enfin, elle s’assit brusquement dans son lit.

– Ouais… voler, murmura-t-elle.

 

Toute la semaine suivante, Rakk se consacra à un projet secret. Elle commanda aux pièces détachées toute une série d’articles bizarres et ne permit à personne de voir à quoi elle travaillait. Elle gardait fermées en permanence les portes du hangar où elle s’activait ; et elle y dormait aussi, pour empêcher les intrus d’y pénétrer. Son chef, se demandant quel était ce mystérieux projet, lui posa quelques questions. Elle se contenta de lui dire qu’il était approuvé. Se frictionnant le menton, il décida que ça ne valait pas la peine de s’en inquiéter, vu qu’elle serait bientôt partie. Et il ne découvrit l’énormité de sa gaffe que la nuit du Solstice d’Eté.

 

– Ils doivent avoir une réception ce soir, dit Albaine, le garde de la sécurité, nonchalamment appuyé contre la grille de l’astroport terrien.

Elac, son partenaire, prêta l’oreille aux cris joyeux et aux rires venant de la cité.

– Ouais, ça en a tout l’air. Ce que je voudrais qu’il se passe quelque chose d’intéressant ici. A part se mettre au garde a vous chaque fois que sort un gros bonnet.

Un gémissement aigu s’éleva dans le complexe.

– En bien, n’oublie pas cette antique malédiction terrienne : « Puisses-tu vivre une époque intéressante. »

– Personnellement, je trouve que ces Terriens étaient des pessimistes invétérés. Enfin, ajouta Elac, consultant sa montre, nous n’avons plus qu’une demi-heure avant la relève. C’est un autre qui devra saluer les dignitaires quand ils rentreront ivres morts.

Le gémissement s’amplifia.

– S’ils rentrent, dit l’autre. Il paraît que certains passent toute la nuit à s’amuser avec les indigènes. On dit qu’il y a de l’ambiance.

– Il y en aurait encore plus si j’étais de sortie ce soir, moi.

Albaine éclata de rire.

– Comme le soir où tu dis que tu… dis donc, Elac, qu’est-ce que c’est que ce bruit ?

– Je ne sais pas, dit Elac. On dirait un moteur électrique. Et on dirait qu’il vient par ici…

Soudain, un véhicule terrestre profilé et couleur argent apparut, sortant de derrière un bâtiment. Faisant hurler ses pneus, il vira sur l’aile et fonça droit sur les gardes.

– Mille tonner… commença Elac, portant la main à son pistolet.

Des phares s’allumèrent, les aveuglant un instant. La seconde suivante, le véhicule les croisait à toute vitesse, et Elac n’eut que le temps d’apercevoir le conducteur.

– Mille tonnerres ! hurla Elac. C’est cette dingue de Ktoller qui conduit ! Et elle se dirige vers la ville.

– Epoque intéressante, marmonna Albaine.

 

Couchée sur son volant, Rakk filait à travers la ville. Franchir les grilles a été plus facile que je ne pensais. Les pauvres gars n’ont même pas eu le temps de me tirer dessus. Si j’avais su, je n’aurais pas mis autant de blindage pour me protéger. Maintenant, se dit-elle, virant pour éviter un piéton ahuri, mon seul problème est d’arriver au château sans renverser personne. Dommage que je n’aie jamais appris à piloter un avion.

Rakk constata avec satisfaction que les Ténébrans coopéraient volontiers en s’écartant de son chemin – généralement en levant les bras au ciel, et plongeant sur le bas côté en hurlant. Deux jeunes femmes aux cheveux courts lui parurent particulièrement divertissantes. L’une sauta derrière un poteau, l’autre se cacha derrière un maigrichon. Celle derrière le poteau cria quelque chose à sa compagne, mais Rakk n’entendit pas ce qu’elle disait.

Après avoir franchi les portes pour entrer dans Thendara sous les yeux médusés des gardes, la conduite devint plus difficile. Les Ténébrans n’étaient plus si rapides à dégager la voie. La plupart bougeaient à peine, l’obligeant à faire de brusques écarts. Souvent, les hommes jetaient leur épée sur son véhicule, et elles rebondissaient sur la coque, inoffensives, mais cela l’empêchait de bien voir la route. Un homme essaya même de l’attaquer, se plantant au milieu de la chaussée, épée au poing, heureusement, un bon coup de klaxon le mit en fuite.

Le pire, c’étaient les animaux. Dans un passage étroit, un cheval paniqué galopa droit sur elle ; elle crut qu’elle allait percuter la bête, mais à la dernière seconde, le cheval sauta par-dessus son véhicule. Un autre cheval, attelé à une charrette, surgit d’un carrefour juste devant elle. Rakk passa à travers la charrette, des bouts de bois volant de tous les côtés. Entre ces obstacles, les femmes évanouies, et les maisons bordant les ruelles sinueuses, Rakk trouva remarquable d’arriver sans accident à la route menant au Château Comyn.

A quelques centaines de mètres du haut de la colline, un cavalier galopa à sa rencontre. Quand il vit Rakk, il poussa un cri, serra la bride à sa monture et repartit au galop vers le château, hurlant quelque chose dans un dialecte ténébran.

– C’est le bouquet, se dit Rakk, enfonçant l’accélérateur au plancher.

Soulevant des gerbes de graviers, elle se lança à la poursuite du cavalier vociférant.

Elle arriva en haut de la montée juste comme le cavalier entrait dans la cour du château. Des gardes affolés dressaient fiévreusement des barricades.

– Non, vous ne m’arrêterez pas ! hurla Rakk, passant les vitesses.

La voiture bondit de l’avant et s’envola par-dessus les barrières avant que les gardes n’aient eu le temps de les fermer.

Avec un hurlement de joie, Rakk dirigea son véhicule contre la porte de chêne. Quand elle aborda l’escalier d’honneur, une image fulgura dans sa tête – sa voiture faisait irruption dans la salle de bal, pilait sur place, et elle se levait en annonçant : « Sean, je suis venue pour te parler et cette fois, personne ne m’arrêtera ! »

Cette image d’elle-même debout dans sa voiture, cheveux flottant au vent, le visage maculé de boue et de graisse, resta imprimée dans sa tête le temps d’escalader es marches. Elle entendit une lourde barre de sécurité se mettre en place une fraction de seconde avant de percuter la porte.

 

Des images allaient et venaient dans sa tête. Elle vit Montgomery, congestionné de fureur ; des uniformes verts quand on la souleva ; le visage de Sean pendant un instant, ce qui lui donna envie de pleurer ; des linges sanglants ; et finalement un cristal bleu, qu’elle vit clairement, dans les moindres détails, chaque facette nette et précise comme si elle le regardait à travers une loupe de bijoutier. Elle avait presque l’impression que le cristal courait à travers elle, et elle à travers le cristal. Elle sentit le cristal localiser ses douleurs et ses blessures, et les guérir. Elle vit des visages derrière ou à l’intérieur du cristal, elle ne savait pas au juste. Des visages jeunes ou vieux, alertes ou las, âgés ou sans âge, mais tous inquiet, tous soucieux. Elle voulut leur demander ce qu’ils faisaient, mais un doux visage lui sourit et elle se détendit. Puis elle s’endormit.

 

Elle s’éveilla soudain. Machinalement, elle voulut s’asseoir, mais elle sentit en même temps une violente douleur dans ses reins et un coup de poignard dans sa poitrine. Elle retomba sur ses oreillers et regarda autour d’elle.

Rakk se trouvait dans une chambre aux murs de pierre, et les rayons du soleil entrant par une petite fenêtre percée près du plafond éclairaient une tapisserie suspendue sur la paroi opposée. Six belles chaises étaient disposées en cercle autour de son lit de bois. Le lit lui-même était finement sculpté, pourvu de plusieurs matelas de coton et de six courroies qui la ligotaient solidement, bien qu’elle pût quand même bouger les bras. Elle branla du chef. Si c’est la une prison ténébrane, se dit-elle, je métonne que le taux de délinquance soit si bas. Surtout s’ils font confiance à des menottes en tissu.

Un serviteur passa la tête par la porte et dit quelque chose que Rakk ne comprit pas. Puis il se retira avant que Rakk ait eu le temps de lui parler. Contrariée, Rakk s’examina. On dirait que je me suis juste fait un peu mal au dos, ce qui est sacrément étonnant. J’aurais juré que j’avais catapulté cette porte jusque dans l’espace.

– Je me disais bien qu’on se reverrait un jour, mais je ne pensais pas que tu prendrais d’assaut le château pour ça.

– Sean ! dit Rakk, comme le rouquin entrait et s’asseyait sur l’une des belles chaises.

– Salut, Rakk, dit-il. Comment te sens-tu ?

– Comme si j’étais tombée de deux étages dans une cage d’escalier, répondit-elle, mais sans trop de bobo.

– Sans trop de bobo maintenant, dit Sean. Tu as de la chance que plusieurs guérisseuses aient été là hier soir, sinon, je crois que tu n’aurais plus jamais remarché. Tu t’es cassé la colonne vertébrale, tu sais.

– Quoi ? fit Rakk, abasourdie.

– Oui, dans la région des reins. Tu as dû être éjectée de ton véhicule quand tu as heurté la porte. Le bas de ton dos a encaissé le plus gros du choc. Heureusement, nous avions invité la plupart des techniciens des matrices pour les festivités, alors nous n’avons eu aucun mal à former un cercle de premier ordre. Ils ont pu réparer ta moelle épinière, mais ils te conseillent de garder le lit pendant au moins une semaine.

Un frisson parcourut l’échine de Rakk quand Sean eut terminé. Colonne vertébrale cassée ? pensa-t-elle. Et réparée juste quelques heures après l’accident ? Impossible. Ça contredit toutes les lois de la physique. Autant dire qu’un astronef pourrait voler dans l’espace tiré par des chevaux volants. Ou qu’un pichet de bière pourrait traverser une table tout seul. Rakk ferma les yeux, et s’efforça de contrôler les spasmes qui menaçaient de la secouer.

– Bref, tu es sauvée maintenant, dit Sean. J’ai parlé avec le Seigneur Hastur et ton Peter Haldane, et ils m’ont mis au courant de tes tentatives antérieures pour me voir.

Il branla du chef en souriant.

– Si je l’avais appris, j’aurais deviné que c’était toi. Qui d’autre aurait pu être assez fou pour tenter une acrobatie pareille ?

Sean reprit son sérieux.

– En fait, tu aurais pu être tuée les deux fois. Peter dit que tu avais un message trop confidentiel pour l’envoyer par courrier. A dire vrai, ça m’effraie un peu. Alors dis-moi ce qui est si important pour que tu aies risqué ta vie afin de me le communiquer.

Rakk ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma, horriblement embarrassée, s’efforçant de rassembler ses idées, mais sans trouver ses mots.

– Je ne sais pas comment t’expliquer, dit-elle. Le jour de notre rencontre, j’ai vraiment passé un bon moment. Un moment spécial. En général, les gens ne me font pas de confidences. Et moi, je n’en fais pas aux autres non plus. Mais pour une raison quelconque, nous avons établi un contact ce soir-là. Tu m’as raconté tes amours, tes rêves. Je t’ai raconté mes peurs. Nous étions proches, plus proches que je ne l’ai été de quelqu’un depuis une éternité.

« Mais quand j’ai vu ce pichet bouger tout seul, je ne savais pas ce qui se passait, ni pourquoi j’ai pensé que tu en étais responsable. Bon sang, je ne suis même pas sûre que c’est arrivé.

– C’est arrivé, dit Sean.

Rakk scruta son visage calme et attentif.

– Ah ouais ? Bref, de toute façon, je l’ai vu et… j’ai paniqué et je me suis enfuie en courant. Je t’ai abandonné, rejeté. D’abord, je me suis dit : « Dis donc, c’est juste un mec rencontré le soir dans un bar. Rien d’extraordinaire, et il ne s’est rien passé entre nous. » Et puis j’ai appris que les Comyn ne se touchaient pas… que pour vous, se toucher est un acte très intime… et je me suis rappelé que je t’avais embrassé sur le front. Que tu n’avais pas reculé, que tu avais juste souri. Et j’ai réalisé comme nos sentiments étaient authentiques ce soir-là. Je… je ne pouvais plus vivre avec moi-même après t’avoir fait une chose pareille.

Des larmes lui montèrent aux yeux, et elle détourna la tête pour les cacher.

– On va bientôt m’expédier hors-planète, mais avant, je voulais que tu saches, Sean, que… je suis désolée. Je n’ai jamais voulu te blesser de cette façon.

Sean lui contempla pensivement la nuque.

– Et tu ne pouvais pas dire ça dans un message ?

– Non, dit Rakk, la voix étouffée par l’oreiller. J’ai essayé plusieurs fois, mais je n’ai pas pu. Je ne pouvais pas écrire des mots que n’importe qui pourrait lire. La seule façon de les dire, c’était de te voir en personne.

Sean se leva et se mit à arpenter la pièce. Rakk entendait ses pas étouffés par le tapis, sentait ses regards sur elle. Finalement, il s’immobilisa.

– Rakk, je veux te montrer quelque chose.

Rakk détourna lentement la tête de son oreiller. Sean prit le sachet suspendu à son cou et l’ouvrit. A l’intérieur, Rakk vit une pierre bleue, taillée comme un diamant. Il lui sembla familier, puis elle réalisa que c’était le cristal qu’elle avait vu dans son rêve après l’accident. Des rubans de lumière se mouvaient à l’intérieur, en arabesques compliquées qu’elle ne pouvait pas suivre.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

– C’est une matrice, dit Sean, la renveloppant soigneusement dans un tissu de soie et la remettant dans le sachet. C’est une gemme naturelle de Ténébreuse. Elle amplifie certains pouvoirs de l’esprit. Le pouvoir de déplacer les objets par la force de la volonté, le pouvoir de lire dans les esprits, ou de localiser des objets se trouvant dans d’autres pièces. Ces pouvoirs sont plus développés chez les Comyn que chez les autres ; nous avons été engendrés pour eux. C’est ainsi que j’ai déplacé le pichet le soir de notre rencontre, et c’est ainsi que nous avons guéri ton dos. Par la matrice. Et c’est à ça que je pensais en te parlant de la magie ténébrane. Et je parie que ça ne figure dans aucun de tes manuels techniques.

Rakk sourit, puis fronça les sourcils.

– Vous pouvez lire dans les esprits grâce au contact physique, c’est bien ça ?

– Oui, au moment du contact, il est très difficile de bloquer les pensées de l’autre, dit Sean en souriant. C’est pourquoi les Comyn se touchent rarement.

Les sourcils de Rakk se rapprochèrent un peu plus.

– Ce qui veut dire que tu as lu dans mon esprit quand je t’ai embrassé.

– Oui, je suppose, dit Sean. Mais j’étais tellement soûl que je l’avais oublié le lendemain. En supposant qu’il y ait eu quelque chose à lire après les quinze pichets que nous avions vidés.

– Dix-huit, rectifia Rakk. Mais pourquoi me dis-tu tout ça ? Même Peter Haldane ne le sait pas.

– Pourquoi ? dit Sean, s’asseyant près d’elle. Pourquoi ? Toi, qui as mis deux mondes sens dessus dessous, qui as risqué ta vie simplement pour me présenter des excuses, tu demandes pourquoi ? Toi qui as plus bouleversé mon existence en un mois que tous les autres depuis ma naissance, tu demandes pourquoi ? Tu as risqué pour moi davantage que personne ne l’a fait jusque-là, et pour une offense que tout le monde aurait ignorée.

Sean tendit la main et lui effleura la joue.

– Par tous les enfers de Zandru, si tu es un exemple de ce que peuvent être les Terrani, alors tu es la meilleure chose qui soit jamais arrivée à ce monde. Et que Sharra m’emporte si je te laisse partir sans lutter bec et ongles pour te garder. Et tu demandes pourquoi ?

« Eh bien, je vais te le dire, dit-il, se renversant sur sa chaise. J’ai besoin d’un compagnon de beuverie, et tu es la seule de ma connaissance à ne pas rouler sous la table. »

– Menteur ! cria Rakk, lui jetant son oreiller à la tête.

Elle savait que c’était une bagarre qu’elle ne pouvait pas gagner, mais, pour la première fois de sa vie, ça ne lui faisait rien de la perdre.

L'Empire Débarque
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